Par Xavier Perrin (xperrin@xp-consulting.fr)
J'ai eu l'occasion de contribuer récemment à un échange intéressant sur le blog de Bernard Sady à propos de son article ayant pour titre "Objectif Lean". Les commentaires des contributeurs ont lancé le débat sur la nature de l'approche lean : s'agit-il d'une philosophie ou d'une méthode ? Pour certains, c'est avant tout une boîte à outils que l'on doit utiliser avec bon sens…
Or, il est intéressant de s'attarder sur une expression de Taiichi Ohno (pour mémoire, l'artisan du TPS), relayée par James Womack et Daniel Jones dans leur livre Lean Thinking (page 233) : "common sense is always wrong." Les auteurs prétendent même qu'il s'agissait d'une de ses formules préférées ! Moi-même promoteur du bon sens (le GBS, Gros Bon Sens !) auprès de mes clients, je fus particulièrement troublé par cette formule ! En allant plus loin dans la lecture, en méditant sur cette pensée et en m'appuyant sur mon expérience, j'en suis arrivé à l'analyse que je vous propose ici.
Le bon sens (common sense en anglais) révèle les pensées communes, partagées par un groupe humain, une forme d'inconscient collectif qui favorise l'expression d'idées a priori évidentes. Ainsi, il fut un temps où il était évident pour tout le monde que la Terre était le centre de l'Univers. Les penseurs à l'origine d'autres idées durent lutter contre ce sens commun. Ce fut le cas de Copernic, défenseur du système héliocentrique au XVIe siècle, qui s'attira les foudres du clergé. Un siècle plus tard, Galilée, qui défendit le système de Copernic, fut lui-même condamné par l'Eglise pour avoir soutenu une vision autre que celle du sens commun. Combien d'années, de décennies, aura-t-il fallu ensuite pour que le commun des mortels accepte cette nouvelle vision du monde, que cette vision devienne le "bon sens" ? Un ami sociologue m'a expliqué un jour que pour qu'un changement de vision du monde, tels que ceux proposés par les scientifiques de toutes disciplines, soit communément admis par la société, il faut environ un siècle…
De cette réflexion je défends ardemment l'idée que l'approche lean est une philosophie dans le sens où elle nécessite que les personnes changent leur façon de penser, c'est-à-dire qu'elles oublient parfois ce que leur bon sens les amène à penser. C'est le sens de la "lutte" de Ohno. Les outils du lean et de la TOC, quand ils sont utilisés sans avoir remis en cause de façon profonde la façon de penser, ne permettent généralement que des améliorations mineures, voir pas d'amélioration du tout, ce qui aboutit à la conclusion rapide qu'ils sont inutiles ou inefficace.
Dans ma pratique du conseil en entreprise, je suis tous les jours confronté à cette situation. Je propose l'exemple suivant pour illustrer mon propos.
A l'occasion d'un travail d'amélioration d'un flux de valeur dans le but de réduire le temps de traversée, la cartographie du flux de valeur (VSM) met en évidence un encours important (une semaine) devant un four tunnel. Cet encours est alors justifié par le fait que des regroupements sont nécessaires pour optimiser le coût des traitements thermiques réalisés avec ce four. Les regroupements sont construits sur la base de la vitesse de passage dans le four. Il y a à ce moment là environ 25 plages de vitesse définies par le service méthodes. Je propose alors de réduire le nombre de plages, ce qui permettrait de réduire l'encours. Cette idée se heurte alors au bon sens des techniciens méthodes, qui ne comprennent pas comment une solution aboutissant à une sous-optimisation des coûts peut être envisageable. La réduction du nombre de plages de vitesse a en effet pour conséquence d'allonger inutilement la durée de certains traitements thermiques et donc leur coût (sans altérer les qualités métallurgiques, ce qui a bien évidemment été vérifié). Dans cet exemple, common sense was wrong, pour citer Ohno, et il a fallu lutter d'arrache pied pour convaincre le service méthodes. C'est le directeur du site lui-même, qui en déclarant qu'il assumait les conséquences de cette décision, a permis que cette solution soit adoptée, et de passer de 25 à 5 plages de vitesse, ce qui a permis de ramener l'encours à une journée. Deux ans plus tard, cet exemple sert de support aux formations internes de l'entreprise et permet de faire évoluer la façon de penser, de remettre en cause le Bon Sens…
Merci pour cet article intéressant ! 😉
En conclusion, on peut dire que le bon sens reste quelque chose de très subjectif... Et si on envisage le terme sur un groupe de personnes, alors il est davantage question d'un design dominant établi sur les paradigmes existants.
Je ne suis pas sur que l'on puisse décréter qu'un changement de paradigme prend un siècle à se mettre en place. En revanche, ce qui est sur, c'est que le changement de paradigme est quelque chose qui se fait dans la douleur par des révolutions (Cf le cultissime ouvrage de Khun "La structure des révolutions scientifiques"), et non, tout en douceur comme nous sommes amenés à le penser selon le bon sens commun... ;-P
Au plaisir de vous lire.
Florent,
Quand je parle d'un siècle pour les changements de paradigme, je fais allusion aux changements de vision du monde impulsés par les scientifiques. Qui, en dehors des personnes ayant une solide formation en physique, a le bons sens de penser que le temps est une notion relative ? Et pourtant, la publication de la théorie de la relativité d'Einstein est datée de 1905...
Pour revenir sur terre, il me semble que les changements de paradigme tels que ceux qui nous occupent dans l'industrie sont effectivement plus rapides. Mais il faudra encore attendre une ou deux générations, qui auront étudié l'approche systémique dans leurs écoles ou université, avant qu'elle fasse partie du sens commun.
Je reviens sur la lecture de votre livre en commentaire de mon billet "petite bibliographie lean".
Très intéressé par vos réflexions, et dans le même temps en désaccord sur la démonstration.
Il y a un amalgame entre "la culture" et "le bon sens".
La culture relève d'une croyance populaire (pas forcément religieuse) qui guident les Hommes dans un environnement délimité.
Dans votre explication, la terre était le centre du monde car c'était la croyance du moment. Mais dans d'autres parties du monde, le révérenciel n'était pas celui là (Maya, ...). C'était notre culture judéo-chrétienne qui guidait nos croyances.
"Le bon sens", lui est bien à l'origine de la 'rebellions' de Copernic ! C’est de part ses observations, qu’il est allé dans une voie opposée à la culture. L’agriculture en est un exemple transculturel : c’est bien le milieu qui pratique en permanence des règles de bon sens ; et ce quelque soit la culture ou les époques.
C'est la même démarche dans votre exemple de tunnel de cuisson : La culture dans laquelle était enfermé le bureau d'étude, ne lui permettait pas de voir autrement. Et c'est grâce à votre "bon sens", (qui bien entendu vous poussait à programmer qu’une seule vitesse) que vous avez bousculé les lignes établies.
Là où je vous rejoins, c'est la démonstration d'appartenance à une culture qui constuit des œillères à celui qui se l'approprie. Le mélange ou la confrontation de culture, dans une démarche positive et constructive est sources d'avancées extraordinaires.
Attention aux apprentissages monophasés, car tout comme le taylorisme est dépassé, le systémique va rendre l'âme sous peu ! Pour revenir à votre exemple, l'écoulement de l'encours devant le four, doit donner des sueurs froides à la production en amont !
Si l'on modifie un système à un point donné, il y a des répercussions inattendues à l'autre bout de la chaine (et pas seulement sur la chaine) : c'est holistique !
Je ne résiste pas à un dernier commentaire sur le temps !
Nos entreprises composées pour la plupart d'hommes et de femmes de la génération TV, fonctionnent encore sous le schéma montant ou descendant (hiérarchique). Mais depuis maintenant plus de 10 ans, Internet à complètement fait explosé se fonctionnement. Car la génération montante veut participer, proposer et s'impliquer ... Et la venu de site comme Facebook, Twiter, … renforce le collaboratif !
Qu'en feront nos patrons ?
"Culture" ou "bon sens" ?
Merci Henri Emmanuel pour cette contribution très intéressante.
Cette discussion est également en cours sur le blog de Bernard Sady (http://bernardsady.over-blog.com/article-25431136-6.html#comment70457500) qui fait remarquer que l'expression "common sense" en anglais (voir les propos de Taichi Ohno à l'origine de ma réflexion) regroupe les notions de "bon sens" et "sens commun" dans notre langue. Le sens commun ferait référence à la culture dans votre analyse. On peut aussi parler de paradigme. Et Copernic a fait preuve de bon sens en élevant son raisonnement au dessus du sens commun, du paradigme géocentrique, ou encore de la culture judéo-chrétienne.
Aussi, l'approche lean construit son propre paradigme, un nouveau sens commun, qui ne doit pas occulter le bon sens. Je crains que ce soit déjà souvent le cas quand j'observe dans nos entreprises des réalisations qui n'apportent aucune amélioration de performance, quand elles ne la dégradent pas, et qui heurtent mon bons sens. Notre rôle de consultant est de promouvoir l'expression du bon sens, pas de tomber dans le piège du sens commun.
L'émergence des nouvelles formes de relation que vous évoquez, qui bousculent notre vision hiérarchique, vont à n'en pas douter créer de nouveaux sens communs, que nous devrons considérer avec bon sens !
je ne vais pas trop continuer la discussion sur le bon sens , mais propose plutôt la notion que de temps en temps il faut prendre de la hauteur ( s'ouvrir l'esprit ) et surtout penser aux conséquences sur les autres , ce qui a également été dit, plus facile à dire qu'à faire. Et comme on passe notre temps derrière un écran à lire nos emails et que l'on ne s'occupe que de ses objectifs ( de sa prime) en se fichant de ceux des autres sans penser au bien "global" de l'entreprise , cela ne va pas s'arranger dans le temps; grandeur du management par objectifs . Quand au plan hiérarchique , je rêve du jour où on comprendra que l'on est à la disposition de ses "subordonnés" et pas l'inverse , pour éviter de choquer on peut dire que l'on est à la disposition du produit ( ce que veut en fait le client )
Bonjour Yvon,
Je suis ravi de te retrouver sur ce blog ! Je partage évidemment tes commentaires. Le MBO (Management By Objectives) de Peter Drucker trouve justement sa limite dans la capacité de l'entreprise à décliner de façon pertinente ses objectifs stratégiques (encore faut-il qu'ils soient définis ;-)) Lorsque les objectifs sont déclinés uniquement suivant l'axe des fonctions de l'entreprise, on finit par dresser les uns contre les autres puisque ces objectifs sont souvent en contradiction. Il faut savoir les décliner par processus / flux de valeur, ce qui est loin d'être évident, mais Ô combien nécessaire... Le livre de Pascal Dennis, "Getting the Right Things Done" (Voir mon article "petite bibliographie lean") est très intéressant à ce propos.
Quant au rôle des managers, il est évident qu'il se place au service de son équipe (je préfère "équipe" à "subordonnés" ou "collaborateurs" qui induisent trop de soumission à mon goût...). J'aime la notion de leader, en tant que guide, dont le rôle est de mener son équipe vers l'atteinte des objectifs des processus / flux de valeur auxquels ils contribuent.
N'hésite pas à diffuser le lien vers cette discussion à qui de droit !
Bonnes lectures.